Plusieurs cas d'abus sexuels et de protection d'abuseurs sexuels par la Fraternité Saint-Pie X (FSSPX) ont récemment reçu un coup de projecteur suite au travail acharné de Christine Niles, journaliste de Church Militant. Les affaires mises au jour sont horribles et étayées par des preuves indiscutables : des verdicts judiciaires, des récits de témoins crédibles ainsi que des déclarations et des documents de la direction de la FSSPX. Tout cela requiert une explication, que je tenterai de fournir ici, ayant une certaine connaissance de l'histoire de la Fraternité et une certaine familiarité avec les milieux FSSPX.
Je dois dire d'emblée que je suis d'accord en substance avec les positions doctrinales et liturgiques de Mgr Marcel Lefebvre et je pense qu'il a eu raison de fonder la FSSPX pour soutenir ces positions. Je pense qu'il a eu raison de persister quand Rome a tenté de supprimer la FSSPX et je pense qu'il a eu raison de tenir tête au Saint Siège en ordonnant des évêques pour assurer la continuité de son institut.
J'ai en effet défendu les positions théologiques de la FSSPX par le passé, j'ai fréquenté régulièrement leurs lieux de culte et deux de mes filles y ont été baptisées. J'écris ceci pour écarter toute accusation selon laquelle ma position sur les abus sexuels dans la FSSPX serait motivée par une animosité d'ordre théologique contre la Fraternité. La question de la véracité ou de la fausseté de ces abus est tout à fait indépendante de celle de leur nature, de leur étendue et de leur cause : je ne m'y attarderai donc pas.
Les faits documentés - et dans certains cas découverts - par Church Miltant ont démontré qu'il y a dans la FSSPX une culture de dissimulation des abus sexuels, une culture qui protège les agresseurs sexuels du coup de la loi et leur fournit des occasions de récidiver. Il s'agit à la fois d'une culture et de ce qui revient à une politique officielle de la direction, même si je ne pense pas que cette politique soit écrite noir sur blanc dans un quelconque document. Les déclarations du district américan en réponse aux reportages de Church Militant en ont donné confirmation à toute personne informée ou ayant un peu de sens critique.
Prenons la déclaration la plus récente : elle est arrogante, malhonnête et ne répond à aucune des accusations. Le paragraphe suivant, en particulier, est un pur mensonge :
La Fraternité regrette profondément que quelques-uns de ses membres aient pu commettre des écarts graves et, dans les cas les pires, adopter des comportements délictueux ou criminels. C'est une tache sur le sacerdoce catholique, sur l'Église et sur l'oeuvre de Mgr Marcel Lefebvre. Mais cela ne signifie pas que la Fraternité les encourage, les protège ou encore moins qu'elle les couvre. Au contraire, la Fraternité s'efforce dans chacun de ces cas, en fonction de leur gravité, de les sanctionner et de les traiter selon les règles de la justice, en ayant avant tout le souci des victimes.
Les activités de protection et de couverture de pédophiles au sein de la Fraternité sont clairement documentées dans des procédures judiciaires.
L'abbé Frédéric Abbet, condamné à 5 ans de réclusion
pour agressions sexuelles sur mineur
Le cas de l'abbé Frédéric Abbet en Belgique est un exemple. Dans cette affaire, la FSSPX a essayé d'empêcher les victimes de creuser le passé criminel d'Abbet. Après avoir appris qu'il avait agressé des garçons, Mgr Fellay a muté l'abbé Abbet dans un prieuré mitoyen d'une école, où il a commis de nouveaux crimes. Mgr Fellay a agi ainsi en dépit d'une ordonnance d'un tribunal interne à la FSSPX qui interdisait à l'abbé Abbet le contact avec les enfants pour au moins 10 ans. Il a même annulé la décision très sensée du tribunal qui interdisait l'usage d'internet à l'abbé Abbet, démontrant par là qu'il avait étudié le dossier et avait bien l'intention de retirer tout obstacle à la commission de nouveaux crimes par l'abbé Abbet.
Le but de la déclaration de la FSSPX citée ci-dessus est de sonner le rappel de ses partisans en niant la vérité sur la FSSPX et les abus sexuels, et d'intimider les victimes qui envisageraient de témoigner publiquement. Cela montre que la Fraternité a choisi la confrontation avec ses accusateurs, pour pouvoir perpétuer ses manières de faire en matière d'abus sexuels. Et ce qui rend cette réponse d'autant plus frappante est que cette déclaration en remplace une précédente, qui était beaucoup plus raisonnable dans le ton. Ce communiqué antérieur a été publié puis retiré. Il est probable que le premier texte ait été l'oeuvre du responsable des relations publiques, James Vogel, et que le texte qui le remplace émane des clercs dirigeants.
Les observateurs extérieurs en seront déroutés. Mis à part le fait que cette stratégie est inique, qu'elle est haïssable aux yeux du Seigneur que la Fraternité déclare servir, qu'elle vaudra une vengeance divine à ses auteurs criminels, elle arrive clairement trop tard pour pouvoir fonctionner. Il y a trop de victimes qui se manifestent, trop d'enquêtes judiciaires en cours, trop de bruit.
Dans ce genre de scandales, il y a un moment où il est trop tard pour étouffer les affaires et remettre le dentifrice dans le tube, et ce stade est atteint dans le cas de la FSSPX. Pourquoi la Fraternité suit-elle cette stratégie et pourquoi a-t-elle adopté cette politique en matière d'abus sexuels, pour commencer ? Telles sont les questions auxquelles cet article tente d'apporter des réponses.
Mgr Bernard Fellay,
supérieur général de 1994 à 2018
Une explication pourrait être la suivante. Les autorités de la FSSPX vivent isolées dans un environnement qu'elles contrôlaient et dominaient jusqu'ici. Une telle domination pousse les dirigeants à être arrogants et les dispense souvent d'être réellement compétents. Cela les enferme aussi dans leur conception de la réalité et leur donne l'impression que le vaste monde est conforme à l'univers artificiel qu'ils se sont créé et qu'ils contrôlent. La situation actuelle de la Fraternité s'explique en partie par le fait que sa direction est composée de personnages médiocres et arrogants, qui n'ont pas la capacité de réagir face à une situation nouvelle et difficile, ni même de comprendre la situation dans laquelle ils se trouvent. Sous pression, ils retombent dans les stratégies qu'ils ont toujours utilisées jusqu'ici.
Il y a probablement du vrai dans cette explication mais à présent les choses sont allées trop loin pour que cela puisse pleinement expliquer l'attitude de la Fraternité. Quand les enquêtes policières et les inculpations arrivent, l'arrogance et l'incompétence doivent normalement céder le pas. Ce qu'on observe actuellement est une défiance délibérée envers toute tentative de s'opposer à la politique laxiste de la FSSPX en matière d'abus sexuels. Pourquoi donc ?
La première chose pour expliquer la manière de faire de la Fraternité est de bien caractériser ses motifs et ses objections sous-jacents. Or la manière d'agir des dirigeants de la Fraternité et de nombre de ses adeptes montre qu'ils ont interiorisé la psychologie et les dispositions des agresseurs sexuels.
En termes généraux, les agresseurs sexuels ne sont pas seulement des gens qui ont une faiblesse lamentable et incontrôlable pour les péchés de la chair : ce sont de dangereux criminels, avec une mentalité criminelle et des comportements criminels. C'est-à-dire qu'ils manquent totalement d'empathie pour leurs victimes et ont une capacité à mentir sans le moindre remords ou la moindre hésitation. D'autres traits sont caractéristiques des agresseurs sexuels: ils ne se contentent pas de victimiser leurs proies, ils les détestent et les méprisent. S'il n'en était pas ainsi, ils ne tireraient pas de plaisir à leur faire du mal et à les tourmenter. Ils détestent leurs victimes parce qu'ils leur font du mal, pas l'inverse.
De plus, ils pensent que quiconque s'interpose, s'oppose à eux ou condamne leurs abus leur fait subir une injustice monstrueuse. Quand cela se produit, ils crient à la maltraitance et réclament vengeance et réparation.
L'abbé Paul Aulagnier,
supérieur du district de France
de 1976 à 1994
On peut voir que cette conception des choses a guidé la façon dont la FSSPX a traité les agresseurs sexuels en son sein. Prenons l'exemple de Mgr Fellay et l'abbé Abbet. On peut comprendre pourquoi la FSSPX, égoïstement, aurait voulu décourager les victimes et étouffer toute l'affaire : pour éviter un scandale et d'éventuelles conséquences financières. Mais pourquoi, alors, muter l'abbé Abbet à un poste où il était certain qu'il récidiverait ? Pourquoi lever toutes les interdictions qui auraient pu l'empêcher de récidiver ? Ne risquait-on pas ainsi de causer encore plus de scandale, comme on a pu le voir ? Pourquoi Fellay a-t-il outrepassé le tribunal canonique de sa propre Fraternité et a-t-il procédé à cette mutation apparemment contre-productive ?
Le cas de l'abbé Philippe Peignot, ordonné prêtre en 1982 par la FSSPX, soulève des questions similaires. Il a abusé sexuellement de 5 garçons entre 1985 et 1987. L'abbé Paul Aulagnier, son supérieur (à la tête du district de France de la FSSPX de 1976 à 1994), était informé de ces crimes mais ne lui a retiré aucune responsabilité sacerdotale. De nouveaux abus sexuels ont été signalés à l'abbé Aulagnier en 1990 et ces signalements ont été transmis au supérieur général d'alors, l'abbé Franz Schmidberger.
L'abbé Franz Schmidberger assura à cette victime d'abus que l'abbé Peignot n'aurait plus le droit d'approcher les enfants mais il annula cette décision peu de temps après, permettant à l'abbé Peignot de participer à des camps scouts. Quand un nouveau supérieur de district tenta de rétablir l'interdiction de contact avec les enfants, Mgr Fellay, devenu entre temps supérieur général, annula à nouveau l'interdiction.
L'abbé Franz Schmidberger,
supérieur général de 1982 à 1994
Ces décisions s'expliquent par le fait que l'abbé Schmidberger et Mgr Fellay comprennent les abus sexuels à la façon des agresseurs sexuels. Du point de vue de l'abuseur, se voir imposer une quelconque punition pour un abus sexuel est une injustice criante. C'est une injustice également parce que la victime obtient ce qu'elle veut. Et comme la victime est perçue comme un ennemi qui mérite lui-même d'être puni du simple fait qu'il est une victime, il est injuste du point de vue de l'abuseur de satisfaire les exigences déraisonnables de retribution de la victime en imposant une quelconque punition à l'abuseur.
De leur point de vue, il faut faire exactement l'inverse : il faut traiter l'abuseur de façon à effacer l'injustice de l'accusation et il faut faire ostensiblement barrage à la victime de la façon la plus pénible qui soit, pour mettre en échec sa malice et la dissuer de pourchasser son abuseur. Cela peut se faire typiquement en plaçant l'abuseur dans un poste qui lui permette de commettre de nouveaux abus (dans le cas de l'abbé Abbet, en le mutant dans un prieuré justement situé sous le même toit qu'une école).
On retrouve ce schéma dans de nombreux autres cas de prêtres de la Fraternité reconnus coupables d'abus sexuels : on ne se contente pas de les protéger, on les envoie dans d'autres pâturages où ils pourront continuer leurs abus. L'abbé Peignot, par exemple, a reçu à plusieurs reprises l'aumônerie de mouvements et d'événements scouts, alors que les autorités de la FSSPX étaient déjà informées de ses abus sexuels. Les tâches où la Fraternité a besoin de prêtres sont pourtant nombreuses. On aurait pu le mettre dans une paroisse, un couvent ou un autre poste plutôt que de l'affecter précisément là où il aurait le plus d'occasions d'abuser de jeunes garçons. Cela se manifeste aussi dans l'habitude surprenante qu'a la direction FSSPX de protéger les abuseurs qui ne sont pas des prêtres mais des laïcs liés à la Fraternité. Cela ressemble à un nouveau départ dans la corrution au sein de l'Église.
La mentalité de l'agresseur sexuel se manifeste également dans la façon dont la Fraternité traite les victimes d'abus sexuels. D'un point de vue auto-centré et égoïste, une bonne approche consisterait à apaiser autant que possible ces victimes, à leur faire croire que la Fraternité est horrifiée et a de l'empathie pour elles, qu'elle est de leur côté et fait tout ce qui est en son pouvoir pour éradiquer ces méfaits. Au lieu de quoi, en réalité la FSSPX prend systématiquement le contre-pied et tente de saper et d'écraser les victimes quand elle en a l'occasion. Cette stratégie est à certains égards viable mais elle est extrêmement risquée parce qu'elle sera très dommageable à la Fraternité si elle est découverte. La Fraternité fait ce choix en accord avec le désir de l'abuseur d'attaquer la victime et de se venger de l'injustice de l'accusation.
Ce diagnostic des motifs et des actions de la FSSPX pourrait sembler farfelu à quiconque n'a pas étudié les faits de façon détaillée. Cela dit, plus on en apprend sur le traitement des abus sexuels par la FSSPX, plus on voit que ce diagnostic est effectivement correct.
Pourquoi donc les dirigeants de la FSSPX pensent-ils et agissent-ils ainsi ? D'une certaine manière, la réponse est simple. C'est parce que les agresseurs sexuels ont suffisamment d'influence dans la Fraternité pour déterminer ses politiques et façonner sa vision des agresseurs et de leurs victimes. Ils modèlent la culture de l'organisation. En conséquence, les dirigeants mettent en oeuvre des politiques qui reflètent les perspectives et les intérêts de ces agresseurs.
On a pu observer ce phénomène ailleurs dans l'Église. Il se produit soit quand les agresseurs sexuels se trouvent au sommet d'une organisation, soit quand ils y acquièrent une influence telle que leurs intérêts ne peuvent plus être sacrifiés, en dépit de leur position subalterne. Ce premier cas est assez facile à comprendre. C'est ce qui s'est passé chez les Légionnaires du Christ, une congrégation fondée et dirigée par un agresseur sexuel qui exerçait un contrôle total sur les actions de cette organisation et sur ses membres. Le deuxième cas est plus complexe et nécessite une analyse. Je postulerai que la FSSPX n'est pas dirigée par des agresseurs sexuels depuis le départ et que c'est ce second cas qui s'applique ici.
Commençons cette analyse en reconnaissant que la plupart des gens, quand ils sont confrontés à des preuves d'abus sexuels, ne veulent pas en entendre parler et font de leur mieux pour nier ou faire semblant de rien. C'est une des réalités choquantes que découvrent les victimes d'abus ainsi que ceux qui tentent de les aider et cela s'explique assez facilement : admettre l'existence des abus sexuels mène à accepter des responsabilités difficiles, dérangeantes et menaçantes.
La plupart des gens ne veulent pas de cela et n'ont d'ailleurs souvent pas le ressort psychologique nécessaire. Ils choisissent donc de nier les abus ou de faire mine de ne pas les voir, ou encore de prendre leurs distances avec la situation. Et, pour justifier ce déni, ils attaquent la victime et lui reprochent de les avoir placés dans une position inconfortable.
Les dirigeants de la FSSPX, individuellement, sont sujets à cette réaction autant que quiconque, et ils sont exposés à de graves conséquences pour leur institution si les accusations s'avèrent exactes. À la base, cela confère un avantage aux agresseurs sexuels quand leurs victimes viennent les incriminer.
Cependant, ce facteur ne joue que si des agresseurs sexuels sont déjà présents dans une organisation; ça n'explique pas comment ils y sont initialement entrés et y sont présents en grand nombre ni comment ils y déterminent la politique en matière d'abus sexuels.
Pour expliquer comment cela a pu se produire, il faut remonter au fondateur, Mgr Marcel Lefebvre. Je supposerai que cette situation n'est le fruit ni de son assentiment ni d'une décision de sa part. Je puis me tromper mais cette supposition est en accord avec ce qu'on sait de son passé. Pendant des décennies, il fut missionnaire et évêque et, dans ce parcours brillant, il ne semble y avoir de traces ni de nomination ni de protection d'abuseurs sexuels. Cela étant dit, l'influence des agresseurs sexuels est si pregnante dans la FSSPX qu'elle a dû s'y établir à l'époque où il était supérieur général. Comment cela a-t-il pu se produire ?
Ce qui suit est une spéculation à partir des faits disponibles. L'explication que je propose est que l'influence des agresseurs sexuels dans la FSSPX résulte des carences des hommes formés et ordonnés prêtres dans la FSSPX, des carences dont Mgr Lefebvre ne s'est pas protégé et qu'il ne comprenait d'ailleurs pas.
Le rédacteur en chef d'une publication catholique française de renom m'a dit un jour que Mgr Lefebvre avait fait l'erreur de préférer la quantité à la qualité quand il a fondé la Fraternité. C'est exact mais cela nécessite à son tour une explication.
Le point de départ de cette explication est que Mgr Lefebvre semble n'avoir jamais fait l'autopsie de l'Église préconciliaire. Il n'a pas identifié les faiblesses qui ont causé son effondrement si rapide et si radical. Il semble qu'il ait simplement pensé que les systèmes de formation et de théologie préconciliaires étaient les bons et qu'ils avaient été abandonnés à tort à cause de la faiblesse, de la folie ou de la trahison d'une partie de la hiérarchie ecclésiale ; que ce qu'il fallait faire était simplement de restaurer ces systèmes. De fait, il pensait que cette restauration aurait lieu dans des délais raisonnables et que les changements postconcilaires et leurs problèmes ne dureraient pas.
Il semble qu'il ait également surestimé le nombre de catholiques qui adhéraient à sa pensée en matière religieuse par une conviction réelle et murie, et qu'il ait été disposé à accepter sans examen critique les hommes qui demandaient à rentrer dans la Fraternité. Un peu comme si ces hommes avaient été des séminaristes des années 1920, une époque où la population catholique attachée aux systèmes et convictions de l'Église préconciliaire était bien plus nombreuse, où les perspectives et le statut offerts aux séminaristes de ce genre étaient bien plus considérables, une époque aussi où les dirigeants de l'Église soutenaient solidement ces systèmes et croyances.
Mgr Lefebvre n'a pas vu que, dans la situation complètement différente où il se trouvait, les hommes qui se présenteraient pour rejoindre son organisation auraient des motivations et des caractères radicalement différents de ceux des séminaristes des années 1920, que leurs professions de foi et leurs engagements découleraient souvent de motifs et de traits de caractère loin d'être idéaux si on grattait sous la surface.
Il n'a pas non plus tenu compte des implications du fait que les sytèmes de formation sacerdotale préconciliaires étaient fondés sur l'inculcation de la conformité et de l'obéissance aveugle. C'est une chose d'adopter un tel système pour former les leaders d'une organisation importante, puissante, qui s'impose comme une force dominante au niveau international. Dans une situation de la sorte il est toujours possible d'attirer des gens sérieux et compétents, qui soient disposés à supporter la formation et en ressortiront à peu près indemnes. Il y a aussi un correctif aux effets d'une telle formation, qui vient du fait que les hauts dirigeants doivent au final exercer des responsabilités importantes.
La pression de ces responsabilités aboutit à un moment donné à sélectionner des hommes de caractère et d'initiative. Mais la situation d'une communauté de taille réduite, marginalisée, méprisée, où les leaders sont formés et sélectionnés pour leur obéissance aveugle et leur conformité au modèle, est très différente. Sociologiquement, ce genre de communauté présente les caractéristiques d'une secte. Par conséquent, les hommes qui postulent comme séminaristes dans une communauté catholique de ce style seront souvent ceux qui ambitionnent d'être les gourous d'une secte. Richard Williamson, que Marcel Lefebvre ordonna à l'épiscopat, est un exemple typique de ce phénomène, mais il y en a eu des tas d'autres.
Affiche de 1918 de l'Action française
qui désigne les Juifs comme la vermine du monde
Parmi les premiers adeptes de la FSSPX, beaucoup avaient des relations politiques qui allaient aussi amener un lot de problèmes que Mgr Lefebvre ne soupçonnait pas. En France, nombre de ces adeptes avaient défendu le régime de Vichy. Ils étaient enclins à rejoindre la FSSPX en partie à cause de l'aliénation que le Saint Siège avait produite en condamnant l'Action Française de Charles Maurras et en partie par ressentiment pour une hiérarchie qui avait soutenu Pétain avec enthousiasme pour ensuite laisser les partisans de Vichy dans l'embarras après la victoire des Alliés.
Mgr Lefebvre n'appartenait pas lui-même à cette frange de la société. Il était missionnaire en Afrique au moment de Vichy, ce qui signifie que la question d'une implication avec ce régime ne s'est jamais vraiment posée pour lui. Son père avait oeuvré dans la Résistance, ce qui lui valut d'être battu à mort par les Allemands dans le camp de concentration de Sonnenburg en 1944.
Mais Mgr Lefebvre semble n'avoir pas compris ce que la loyauté à Vichy et l'extrême-droite pouvait signifier dans les années 1970. C'est un peu comme si, pour lui, une telle loyauté en 1970 ne signifiait rien de plus qu'un conservatisme classique dans les années 1920, donc une certaine sympathie pour l'Action Française. En particulier, il ne comprenait pas la signification morale de l'antisémitisme engagé après l'Holocauste.
Une des pires taches sur la France de Vichy a été de retirer les droits civiques aux Juifs dans le Statut des Juifs de 1940 et d'avoir envoyé à la mort des Juifs en les livrant aux Allemands, sans même que l'occupant eût à en faire la demande. Dans l'après-guerre, beaucoup de vichystes ont minimisé ces crimes antisémites à coups de raisonnements sophistiqués, sans les condamner ni les approuver. Mais quelques-uns sont allés plus loin : ils ne se sont pas contentés de les justifier, ils ont justifié le régime de Vichy parce que c'était lui qui avait commis ces crimes.
Il serait injuste de reprocher à Mgr Lefebvre de ne pas avoir exclu les partisans de Vichy de son mouvement. D'ailleurs, une majorité de Français avait appartenu à cette catégorie à un moment ou l'autre. Mais il ne semble pas avoir fait preuve d'assez de discernement quant à cette population. Il ne semble pas avoir compris qu'elle comportait des éléments profondément sinistres, qui devaient être identifiés et expulsés.
Je tenterai une hypothèse éclairée: entre d'une part la politique d'extrême-droite et l'antisémitisme de certains éléments du clergé FSSPX et de ses fidèles, et d'autre part leur pédérastie, il existait sans doute un certain lien. Il est bien connu qu'il y avait un élément homosexuel et pédéraste important dans les cercles du national-socialisme et du fascisme. Le journaliste homosexuel britannique Johann Hari a décrit cette association chez Ernst Röhm, le commandant des troupes d'assaut (SA) de Hitler entre 1930 et 1934, un homme qui a joué un rôle clé dans la prise de pouvoir de Hitler.
Extrait d'un article de janvier 2008 du Huffpost:
Comme [Ernst Röhm] l'écrivait dans son autobiographie, "Puisque je suis un homme immature et mauvais, la guerre et les troubles m'attirent plus que le bon ordre bourgeois". L'historien Louis Snyder explique que Röhm "envisageait un ordre social où l'homosexualité serait considérée comme une pratique prestigieuse. ... Il étalait publiquement son homosexualité et insistait pour que ses camarades fissent de même. Il pensait que les hétérosexuels n'étaient pas aussi doués que les homosexuels pour la persécution et l'agression, et l'homosexualité était donc largement favorisée dans la SA".
Ernst Röhm ne cachait pas son homosexualité
et encourageait celle-ci dans la SA
Hitler fit abattre Röhm en 1934 par peur pour son pouvoir mais le lien entre les sympathies nazies et l'homosexualité a survécu au IIIème Reich.
Jörg Haider, politicien autrichien d'extrême-droite décédé en 2008, constitue un autre exemple. Hari fait remarquer que "à l'exception de Jean-Marie Le Pen, toutes les grandes pointures fascistes d'Europe étaient gay ces 30 dernières années". Dans la France de Vichy, le traître Robert Brasillach, homme de lettres gay, a été élevé au rang de héros et de martyr par l'extrême-droite après avoir été très justement exécuté par de Gaulle. Ces gens continuent à le glorifier.
Il est possible que des extrémistes de droite qui étaient entrés dans la FSSPX comme prêtres ou qui y exerçaient une influence comme donateurs laïcs aient appartenu à l'aile pédéraste de ce mouvement, ce qui aurait constitué un noyau et un réseau d'agresseurs sexuels. Les réseaux de ce genre ne font pas de publicité et il est donc impossible dans l'état actuel des connaissances de savoir jusqu'à quel point la situation était celle-là.
Pour les raisons exposées ci-dessus, dès le début une part significative des hommes qui postulaient aux séminaires de la FSSPX étaient attirés par des postes de pouvoir dans une communauté fermée, marginalisée et autoritaire et/ou avaient des sympathies pour l'idéologie nazie et fasciste. Ces hommes étaient déformés moralement, intellectuellement et spirituellement. Leurs failles étaient de celles qui poussent naturellement vers l'abus sexuel comme gratification parce que ces abus impliquent la domination, l'humiliation et la destruction de la victime. C'est exactement le genre d'activités qui les attirait et leur donnait envie d'exercer du pouvoir dans un groupe sectaire, ce qui les attirait vers les conceptions d'extrême-droite.
Cette tendance aurait pu se traduire en actes dans de nombreux cas. Et les gens de la sorte qui ne partageaient pas ces tendances, ou du moins qui ne passaient pas à l'acte, auraient pu éprouver une sympathie naturelle pour ceux qui passaient à l'acte. Ils seraient également issus du même milieu d'extrême-droite où ce genre d'abus n'était pas rare mais où la tolérance et l'étouffement étaient la norme. C'est ainsi que les agresseurs sexuels ont acquis une présence importante dans la FSSPX
Mgr Lefebvre n'était pas conscient des risques en ordonnant ce genre d'individus, mais il n'y a pas que ça. Ceux-ci n'auraient eu aucune difficulté à camoufler ces traits de caractère sous le masque de la vertu. Dans une interview à The Wanderer, l'abbé Paul Aulagnier a fait un jour remarquer que Mgr Lefebvre "détestait l'esprit révolutionnaire du monde moderne, qui refuse la sujétion, la soumission, la subordination à un ordre créé, à un ordre divin". Ces gens tordus n'avaient aucun mal à démontrer leur adhésion à cette détestation et se positionner à 100% avec lui sur ce point.
Le séminaire FSSPX Saint-Thomas d'Aquin,
autrefois à Winona dans le Minnesota
De plus, dans le cadre établi par Mgr Lefebvre, ces individus pouvaient espérer obtenir certains résultats. Leur soif de pouvoir et leur plaisir à humilier leurs subalternes impliquait, dans une communauté construite sur un modèle préconciliaire qui imposait une obéissance aveugle et inconditionnelle, qu'ils étaient capables d'assurer la discipline et de faire preuve de bonnes capacités dirigeantes aux yeux de leurs supérieurs. Leurs méthodes et leurs personnalités permettaient d'encourager la croissance et de fournir des résultats considérables dans les communautés dont ils étaient responsables. Leur influence peut expliquer en grande partie les pourcentages énormes de “déchet” parmi les prêtres de la FSSPX, pertes dont les estimations montent jusqu'à 40% des ordonnés. Mais on minimisait, en imputant ces échecs aux difficultés d'évoluer dans un mode hostile et anti-catholique.
Beaucoup, en ce compris l'auteur de ces lignes, ont été étonnés et surpris par le contrastre extrême entre d'une part la doctrine morale et théologique qui est la raison d'être de la Fraternité et d'autre part son habitude de protéger les agresseurs sexuels. Mais, du point de vue des agresseurs, ce contrastre présentait des avantages significatifs : cela leur fournissait le camouflage idéal et leur permettait de se protéger en s'appuyant sur les doctrines mêmes qu'ils violaient. Comme la foi catholique est vraie, elle fournit l'appât le plus efficace pour mener les gens à accepter un système sectaire. Dans la psychologie tordue des prédateurs sexuels et des sociopathes, ce recours trompeur à la foi qu'ils profanaient était un piment supplémentaire dans leurs abus.
Certains facteurs particuliers semblent avoir joué aux États-Unis. La première tentative d'installation de la FSSPX aux États-Unis a été un fiasco, qui a causé le départ vers le sédévacantisme de beaucoup de prêtres ordonnés par la Fraternité dans ce pays. De ce que j'ai entendu, Mgr Lefebvre a été tenté d'abandonner les USA suite à cela. Il en fut dissuadé par l'abbé Richard Williamson, un des rares prêtres FSSPX aux États-Unis à ne pas avoir déserté pour le sédévacantisme.
À partir de ce moment, Williamson est devenu la figure fondatrice la plus influente de la Fraternité aux États-Unis. Son antisémitisme et ses sympathies nazies sont bien connues mais n'épuisent pas ses caractéristiques repoussantes. Même les plus endoctrinés des partisans de la FSSPX avaient pu remarquer que son comportement était parfois bizarre, aberrant, erratique.
Une ancienne novice d'un couvent contemplatif FSSPX m'a dit que, quand Williamson venait donner une conférence spirituelle aux religieuses, il traitait exclusivement de théories conspirationnistes sur l'assassinat du président John F. Kennedy. L'ancien séminariste FSSPX Arturo Vasquez écrit : "J'ai rejoint la FSSPX à la fin des années 1990, quand le puissant triumvirat composé de Mgr Williamson et des abbés Peter Scott et Ramón Anglés dirigeait le district des États-Unis, transformant quasiment ce dernier en une secte d'extrême-droite".
L'abbé Ramon Anglés, accusé
de pédérastie aux USA et en Irlande
L'abbé Anglés est un exemple de cette combinaison d'opinions nazies et de pédérastie dont je parlais plus haut : il vénérait Hitler et a sodomisé un garçon de 14 ans, Michael Gonzales, qui a mis ensuite fin à ses jours en mentionnant le crime d'Anglés dans sa lettre de suicide. La combinaison de Williamson, Scott et Anglés était la recette parfaite pour un désastre inégalé, qui a produit aux États-Unis des communautés FSSPX regorgeant d'abus physiques et sexuels en tout genre.
Dans le cas de la FSSPX aux États-Unis, on peut se demander si un certain eurocentrisme n'était pas à l'oeuvre. Est-ce que les méthodes extrêmes de la direction de la FSSPX aux États-Unis et les effets qu'elles produisaient auraient été jugées acceptables par la Fraternité en France, par exemple ? Probablement pas, mais les attentes étaient moins élevées dans le Midwest américain. Et il faut admettre que les méthodes de Mgr Williamson produisaient des résultats à un niveau matériel. Il a construit une communauté qui levait des fonds, suscitait des vocations, construisait et remplissait des séminaires. Il faut malheureusement reconnaître que ce ne fut possible que parce que ses méthodes étaient, sur un point, adaptées au milieu américain.
Les Américains ont beaucoup de belles qualités et, j'espère ne pas les blesser en disant ceci, ils ont aussi des défauts comme tous les autres peuples. Parmi ces défauts, je pense en particulier à une certaine vulnérabilité à l'attrait des sectes religieuses. Ce pays, après tout, a été fondé par les Puritains, qui étaient des sectaires, et leur influence perdure à ce jour (dans le politiquement correct, par exemple, qui est une secte laïque). Williamson, qui est Anglais, savait cela et a joué sur cette faiblesse pour développer des groupes sectaires dans la Fraternité aux USA.
Le schéma que je propose pour expliquer l'influence des agresseurs sexuels dans la FSSPX est le suivant : ils se sont fermement établis dans la Fraternité sous Mgr Lefebvre pour les raisons exposées précédemment. Le combat pour l'existence et l'apostolat de la Fraternité est devenu encore plus difficile après la mort de son fondateur. La faction des abuseurs sexuels, en faisant front commun, a pu se rendre indispensable au supérieur de la Fraternité, quel qu'il soit, et s'assurer de sa bienveillance totale, à défaut qu'il soit l'un des leurs. Mgr Fellay correspond parfaitement à ce profil. Cette position de pouvoir a permis à cette faction de calquer les politiques et la mentalité des dirigeants de la Fraternité sur les siennes en matière d'abus sexuels, avec le résultat qu'on voit aujourd'hui.
Des événements assez similaires se sont produits au 20ème siècle dans beaucoup de diocèses et de congrégations religieuses à travers le monde. Dans le cas de la Fraternité, les seules différences importantes sont les mécanismes par lesquels les agresseurs sexuels ont acquis du pouvoir et de l'influence, ainsi que le contraste entre la prétendue immunité aux maux qui affligent le reste de l'Église et la réalité des choses.
Quel avenir la FSSPX a-t-elle dans ces conditions ? Une réelle réforme paraît improbable. La corruption est bien trop ancrée dans la Fraternité et il n'y a pas de volonté à Rome d'intervenir pour imposer des changements. Une possibilité est que la Fraternité décide de limiter les pertes et cesse ses activités aux États-Unis en se concentrant sur l'Europe et les pays où ses activités présentent moins de risques. Les dirigeants savent qu'il existe un problème plus grave aux États-Unis et aussi que la tolérance aux abus sexuels y est moindre. Il semblerait néanmoins qu'une telle stratégie ne soit pas viable sur le long terme au vu de la gravité des informations déjà révélées et compte tenu du fait que, à défaut de réforme drastique, ces abus continueront. L'avenir de la FSSPX est aussi incertain que celui de tout le reste dans cette Église catholique corrompue et ravagée.
*For Church Militant's position on the SSPX, please see this resource page.
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